Crise malienne : « Les sanctions ont suscité la colère de nombreux Maliens »

DÉCRYPTAGE. Deux mois après l’adoption par la Cedeao d’un embargo économique sans précédent, l’économiste Boubacar Salif Traoré pointe les sérieuses difficultés à venir.

Àminuit passé d’une minute, le 9 janvier, les sanctions de la Cedeao les plus sévères jamais adoptées contre le Mali, en réponse à la volonté des militaires de se maintenir au pouvoir jusqu’à fin 2026, sont entrées en vigueur. Parmi la batterie de mesures immédiatement applicables : la fermeture des frontières terrestres et aériennes avec le Mali ; la suspension de toute transaction commerciale, à l’exception de certains produits de première nécessité ; et le gel des avoirs du Mali à la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et dans les banques commerciales de la région. Deux mois plus tard, il est très difficile de mesurer leur impact. Car loin d’avoir produit les effets escomptés, elles ont au contraire réveillé chez les Maliens un sentiment patriotique qui ne s’était plus observé depuis des décennies. Comment l’expliquer ? Comment le comprendre ? En ligne depuis Bamako, l’économiste et spécialiste des questions de sécurité et de développement dans le Sahel, Boubacar Salif Traoré décrypte pour Le Point Afrique la situation.

Le Point Afrique : Quel est l’impact des sanctions décidées par la Cedeao, il y a deux mois, sur l’économie malienne ?

Boubacar Salif Traoré : À l’évidence, les sanctions visaient non seulement à isoler le Mali sur la scène internationale en fragilisant son économie, mais aussi à créer une pression interne des Maliens sur leurs dirigeants. Cet embargo à la fois économique et politico-diplomatique affecte le Mali qui est un pays sans littoral et dont l’économie dépend à plus de 70 % des importations. Cependant, près de deux mois après leur entrée en vigueur, l’évaluation de leur impact reste à ce stade encore très aléatoire. Autant en interne, il paraît déterminant pour les dirigeants de donner le sentiment que tout va bien, mais en creusant un peu en profondeur, des difficultés apparaissent à l’horizon.

Y a-t-il eu des changements sur les marchés ?

Concrètement, deux risques importants se profilent pour le pays, une crise inflationniste et de liquidités. Les prix ont déjà augmenté sur les marchés, que ce soit les denrées de première nécessité ou d’autres produits, comme les matériaux de construction, notamment, le prix du ciment qui est en hausse, ce qui a ralenti le secteur du bâtiment, très dynamique au Mali. L’inflation touche aussi les produits du quotidien, qui pourtant, ne sont pas concernés par les sanctions. Ce sont de petites augmentations qui finissent par peser sur le panier de la ménagère et qui de jour en jour commence à faire mal.

Quels sont les leviers qui permettent au pays de tenir encore debout sur le plan économique ?

Certains mécanismes de protection ont été enclenchés. La banque privée continue, par exemple, à être approvisionnée par la BCEAO, l’organe central de l’Union économique et monétaire ouest-africaine, qui a décidé d’augmenter jusqu’à pratiquement 300 milliards de francs CFA par semaine pour que l’activité économique ne s’arrête pas complètement. En revanche, les comptes de l’État sont gelés et cela a de lourdes conséquences, car certains fournisseurs n’arrivent plus à se faire payer. Le gouvernement n’a pas pu honorer ses engagements auprès de plusieurs créanciers et a dû s’adresser aux investisseurs pour s’en expliquer.

Mais le Mali reste un pays vulnérable, avec une économie fragile, un PIB de 17 milliards de dollars et donc si les sanctions ne sont pas rapidement levées, cela va produire un effet dévastateur sur le long terme. Le pays ne peut pas tenir six mois dans ces conditions. Pour le moment, le secteur informel continue de jouer son rôle en permettant aux populations de mettre en place une économie de la débrouille. Les ménages maliens comptent aussi sur les transferts de la diaspora. Mais si, à court ou moyen terme, l’État ne parvient pas à négocier un retour à une situation normale, il y aura des conséquences plus lourdes. Une chose très importante, c’est que le pays est engagé dans une longue guerre, il faudra faire face aux dépenses, notamment celle des salaires des militaires et des fonctionnaires.

Camions bloqués à la frontière avec le Sénégal

Quels partenaires commerciaux sont les plus affectés par ces sanctions ?

Le Mali est une plaque tournante de la sous-région, il partage ses frontières avec sept pays et fait le lien entre le Maghreb et l’Afrique subsaharienne. Le pays est la sixième économie de la Cedeao sur 15 États et la troisième économie de l’Uemoa. Donc, ce n’est pas du tout un petit pays. Son premier partenaire économique est la Côte d’Ivoire, vient ensuite le Sénégal. Ces deux pays sont en réalité les premières victimes collatérales des sanctions prises à l’endroit du Mali. Le port de Dakar enregistre au moins 50 % des produits destinés au Mali. En 2020, le Mali a accueilli 21 % des exportations de marchandises du Sénégal, soit plus que l’ensemble du continent. Sur le plan interne, que ce soit au Sénégal ou en Côte d’Ivoire, la cherté de la vie revient comme un boomerang. Le président Ouattara l’a très bien expliqué à son retour de Bruxelles, vers le 22 au 23 février dernier, il a été obligé d’organiser une conférence de presse pour donner des éléments de compréhension autour de la hausse des prix des denrées alimentaires dans son pays. Il a expliqué qu’il y avait des causes internes comme la sécheresse, et a pointé l’impact de l’embargo sur le bétail, une denrée dont les coûts ont déjà flambé ces derniers mois. Plus le temps passe, plus les États qui ont en commun le franc CFA et partagent une frontière avec le Mali vont commencer à ressentir les effets de cet embargo sur leur économie.

Sur quels soutiens extérieurs le Mali peut-il s’appuyer pour y faire face ? Plusieurs pays comme l’Algérie, la Guinée ou la Mauritanie apparaissent comme des recours. De quelles manières et avec quels intérêts ?

Le Mali a besoin d’accéder aux ports de la sous-région pour maintenir le minimum vital. Le pays est exportateur de coton – sa principale culture de rente – et aussi d’or, de bétail, de riz, de certaines huiles, d’engrais, etc. Il importe aussi de nombreux produits. Face à la fermeture des frontières du Sénégal et de la Côte d’Ivoire, il a fallu trouver des alternatives. Il y a donc eu un redéploiement vers la Guinée et la Mauritanie. La Guinée, bien que membre de la Cedeao, est dirigée par une junte militaire qui a décidé de ne pas suivre les sanctions imposées par l’organisation. Le pays connaît déjà une recrudescence du trafic de marchandises au port de Conakry. L’Algérie et la Mauritanie, qui ne sont pas membres de la Cedeao, sont les deux autres recours du Mali. Ces deux États partagent de longues frontières avec le pays. Le coton brut malien transite désormais par Nouakchott dont le port est utilisé par les Maliens pour une partie de leur approvisionnement. La Mauritanie peut tirer avantage de cette augmentation des échanges commerciaux, d’autant plus que, d’ores et déjà, la France, à travers la compagnie Air France, a repris les vols depuis le Mali via la capitale mauritanienne. C’est une opportunité pour développer son secteur aérien.

Quant à l’Algérie, déjà très impliquée dans la vie économique malienne dans le nord du pays, du fait de la distance avec les zones urbaines du Sud. Le président algérien Abdelmadjid Tebboune a déjà fait savoir qu’il estimait raisonnable une période de transition de 12 à 16 mois. Il s’est proposé d’aider à la mise en place d’un plan de crise. L’embargo ne va faire que décupler les échanges entre les deux États.

Comment réagissent les Maliens ?

Les choses ne se passent pas comme prévu, car les sanctions ont suscité la colère de nombreux Maliens et réveillé un sentiment patriotique qui profite au gouvernement de transition. Le vendredi 14 janvier, on a assisté à une mobilisation populaire sans précédent à Bamako et dans plusieurs villes du pays. Les manifestants ont dénoncé les sanctions de la Cedeao, mais s’en sont également pris à la France, accusée d’avoir instrumentalisé les chefs d’État de la région contre leur pays. Dans l’opinion, la Cedeao est considérée comme une organisation dont l’objectif est de favoriser l’intégration économique de l’Afrique de l’Ouest. Même si elle n’a jamais réussi à mettre en place une véritable politique d’intégration, dans le sens où tout ce qu’elle avait imaginé, que ce soit le passeport, la libre circulation des personnes et des biens, n’a jamais été une réalité à part entière dans l’espace commun, mais elle affichait une volonté politique saluée par tous. En adoptant les sanctions les plus dures à l’endroit du Mali, cela a réveillé un sentiment de résistance et entraîné une levée de boucliers chez les populations. Et pour l’instant, elles se disent qu’elles ont raison. Car l’activité économique continue malgré les sanctions. Ce dynamisme de l’économie malienne, il faut le conjuguer avec le fait que l’État malien a pris certaines précautions, après les premières sanctions ciblées contre des membres de la junte. Les autorités savaient qu’il y aurait un deuxième niveau et qu’il affecterait cette fois les populations. L’impression générale qui se dégage après deux mois, c’est que le pays s’est trouvé des espaces de respiration le temps du régime de sanctions. D’autant que l’économie malienne n’est pas la seule à pâtir de la suspension des échanges commerciaux.

Le président en exercice de la CEDEAO Nana Ado

N’est-ce pas contre-productif pour la Cedeao et les partenaires du Mali ?

En quelque sorte. Le fait que les autorités de la transition se soient engagées à diversifier leurs partenaires, au détriment de la relation historique avec la France a permis de libérer les voix de différents acteurs, pas uniquement au sein de la population, mais aussi dans les plus hautes sphères. Ces derniers considèrent qu’il est temps pour le pays de prendre son destin en main.

La Cedeao a tout intérêt à mettre fin le plus rapidement possible aux sanctions. L’enjeu est de taille pour l’organisation. Si la situation perdure, cela peut provoquer une crise de confiance durable entre certains États et la Cedeao, qui risque d’être définitivement perçue comme une association au service des chefs d’État ou un instrument au service de la France, qui en profiterait pour sanctionner les États qui ne suivent pas ces recommandations.

Loin de fragiliser l’assise populaire du gouvernement de transition, l’annonce des sanctions a au contraire réveillé un sentiment patriotique au sein de l’opinion malienne. Comment l’expliquez-vous ?

Les formes d’organisation et de résistance populaires sont ancrées dans l’histoire du Mali. Plus proche de nous, la gestion de l’après-coup d’État de 2012 où le Mali s’était retrouvé dans une même situation est restée dans la mémoire de nombreux Maliens. À cette époque, le Premier ministre, Cheick Modibo Diarra, avait su mettre en place un certain nombre de leviers pour contourner l’embargo. Il avait réussi à payer les fonctionnaires et à faire fonctionner l’État. Pour beaucoup, c’est une manière pour le Mali de s’affranchir des aides extérieures. Les récentes sanctions n’ont fait que réveiller ce vieux souvenir. La personnalité du chef de la transition est aussi un facteur à prendre en compte. Dans l’esprit de nombreux Maliens, sa posture est comparable à celle d’un Thomas Sankara. Pour une partie de l’opinion, même si c’est un peu difficile au quotidien, il est un leader qui tient tête et maintient éveillé ce sentiment d’un pays qui se réapproprie sa souveraineté nationale. Et qui dit souveraineté économique dit souveraineté militaire et politique.

Concrètement, au-delà des sanctions de la Cedeao, quelle sortie de crise pour le Mali ?

Les autorités maliennes ont une vision de la transition qui est en contradiction avec la conception portée par la Cedeao et d’autres acteurs qui sont très focalisés sur les dates des élections. Le point d’achoppement, c’est bien évidemment le chronogramme qui doit fixer la durée de la transition. Les autorités maliennes disent que, pour éviter les erreurs du passé, une prolongation de la transition initialement fixée à 18 mois est inévitable. Faut-il encore le souligner, le pays est gangrené par la corruption et les mauvaises pratiques, le système politique reste dysfonctionnel. La transition demande du temps pour mener les réformes les plus urgentes afin de parvenir à une sortie de crise durable, avant d’aller aux élections. De l’autre côté, la Cedeao et les autres partenaires estiment que la transition ne devrait pas jouer ce rôle et qu’elle devrait plutôt s’atteler à organiser rapidement les élections pour pouvoir laisser la possibilité au prochain président démocratiquement élu de s’occuper des réformes.

Pour la transition, le Mali traverse une grave crise multidimensionnelle qui dure depuis des décennies. D’après eux, la tenue rapide des élections à la suite du coup d’État de 2012 n’a en rien réglé les maux du Mali. Au contraire, l’élection d’Ibrahim Boubacar Keïta n’a pas permis de résoudre les problèmes de fond. Elle n’a fait que creuser les déficits en matière de mal-gouvernance, et au bout du compte amené à une nouvelle crise postélectorale en 2018 puis en 2020. Avec au bout du compte un nouveau coup d’État. Les autorités actuelles ont fixé comme priorité la mise en place d’un fichier électoral digne de ce nom, plus de résultats dans la lutte contre l’insécurité pour pouvoir passer le relais et permettre au pays d’aller vers la bonne gouvernance et une souveraineté qui permettaient enfin aux populations maliennes de retrouver davantage confiance dans la démocratie.

Vous avez récemment publié un essai intitulé « Pour un nouveau progressisme africain ». Pourquoi avoir choisi ce terme de progressisme, quand on sait que le mouvement progressiste panafricain n’a pas obtenu de résultats durant les années de la lutte ?

L’Afrique est un continent qui a énormément d’atouts, dont 60 % de surface de terres agricoles disponibles, une population extrêmement jeune, avec de nombreuses opportunités naturelles. Mais pourquoi ne parvenons-nous toujours pas à transformer ces opportunités ? Qu’est-ce qui nous empêche de valoriser son potentiel et de sortir de cette situation ? Au-delà des postures afro-pessimistes et afro-optimistes, je propose des pistes de solution autour de la notion de progrès parce que je crois fermement qu’il faut replacer les populations au cœur des réformes. Cet essai est également le fruit d’un travail collectif, puisque je propose avec d’autres experts de réfléchir sur dix-sept thématiques stratégiques, telles l’économie, la jeunesse, la diaspora, la condition des femmes, indissociables du développement. À chaque fois, nous dressons un état des lieux ainsi que des pistes concrètes, accompagnées d’exemples, révélant au passage certaines combinaisons ayant le pouvoir de lever tous les obstacles et de déclencher des effets positifs en cascade. Nous avons aussi lancé un site dédié où tout un chacun peut donner ses pistes de réflexion, apporter sa contribution, ses critiques, l’idée est d’enclencher un processus collectif qui pourra servir à l’ensemble du continent africain. Je suis foncièrement convaincu que la crise systémique à laquelle le continent africain est confronté depuis les indépendances n’est pas une malédiction. Cet ouvrage est un plaidoyer pour une Afrique confiante dans ses capacités, ses ressources et son avenir.

l’économiste et spécialiste des questions de sécurité et de développement dans le Sahel, Boubacar Salif Traoré

Propos recueillis par Viviane Forson pour Le POINT

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