Mandat des députés : Que pourrait en dire la CEDEAO ?

Issiaka Sidibé, Président de l’AN du Mali

Comment garantir le respect des règles démocratiques en période de crise ?

La question n’est pas nouvelle et pourtant, les échéances électorales maliennes continuent de mal s’accommoder des longues suites d’une crise sécuritaire qui mute en permanence dans ses formes, ses acteurs et ses manifestations, devenues plus intolérables par le degré d’horreur atteint dans le centre du pays.

La crise politico-sécuritaire de 2012, malgré tous les efforts entrepris n’en finit plus de perturber le tempo démocratique et de menacer la règle constitutionnelle.

Dans le cadre de la restauration des institutions maliennes, la campagne législative de l’automne 2013 a porté dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale les députés constituant la 5ème législature du pays (Cour constitutionnelle, arrêt N°2013-12/CCEL du 31 décembre 2013). Conformément à l’article 61 de la Constitution, le mandat des députés a pris effet le 1er janvier 2014 pour prendre fin le 31 décembre 2018.  Cependant, ces mêmes députés viennent de voir, par deux Lois organiques adoptées le 6 décembre 2918 et le 27 juin 2019, leurs mandats passer de 5 à 6 années et demie, avec l’approbation du juge constitutionnel.

La forme démocratique est donc préservée puisque les institutions représentatives continuent de fonctionner de manière régulière, mais qu’en est-il réellement pour le fonctionnement politique de la démocratie malienne et le respect des droits de l’homme ?

Que répondre à celles et ceux qui s’interrogent quant à ce qui pourrait se passer en mai 2020 ? Qu’est-ce qui empêcherait le gouvernement, l’Assemblée Nationale et le juge constitutionnel, en l’état, et en invoquant le motif de la sécurité défaillante, de demander et d’obtenir le vote d’une nouvelle loi organique prorogeant la 5ème législature ? Rien ou presque. La CEDEAO a peut-être la réponse.

Qui pourrait contrôler la Cour Constitutionnelle ?

Le juge constitutionnel malien est à la fois l’organe régulateur du fonctionnement des institutions et de l’activité des pouvoirs publics mais aussi le garant des droits fondamentaux de la personne humaine et des libertés publiques.  Il est le seul qui peut aller à l’encontre de la volonté du peuple notamment par la censure d’une loi votée par les représentants du peuple. A ce titre, les décisions de la justice constitutionnelle s’imposent à toutes les institutions et ne peuvent faire l’objet d’aucun recours. Ce pouvoir autorise donc le juge constitutionnel à approuver, sans limite, ni contrôle, des demandes successives de prorogation du mandat des députés maliens.

Dès lors, seule la Cour de Justice de la CEDEAO peut être en mesure d’exercer un contrôle sur le juge constitutionnel interne. Du moins sur papier. Dans les faits, celui-ci s’est prononcé à plusieurs reprises contre les décisions d’un juge constitutionnel notamment du Togo en 2011 (affaire des vrais-faux députés démissionnaires) et très récemment au Burkina Faso (affaire CDP et autres contre l’Etat du Burkina Faso). La question est donc de savoir dans quelle mesure et pour quels motifs le juge communautaire pourrait venir s’opposer à la décision malienne de prorogation du mandat des députés.

La règle constitutionnelle malienne et les règles de la CEDEAO

Certains lecteurs pourraient être tentés de dire que cette situation vaut mieux qu’un blocage institutionnel ou l’organisation d’élections législatives dans des conditions de sécurité tendues dans de nombreuses communautés du pays. Nous leur rappelons que le Mali est signataire du traité de 1975 de la CEDEAO puis du traité révisé de 1993. Or l’organisation sous-régionale s’est dotée, au fil de son existence, d’une mission de prévention et de lutte contre les changements anticonstitutionnels et les modes antidémocratiques d’accession ou de maintien au pouvoir. Pour concrétiser cette mission, le protocole additionnel sur la démocratie et la bonne gouvernance vient étoffer l’arsenal de mesures que l’organisation peut déployer pour garantir la stabilité des Etats-Membres. Ainsi, elle exige dans l’article 2 paragraphe 2 de ce protocole additionnel, que les élections à tous les niveaux, se tiennent aux périodes ou aux dates fixées par la constitution ou la loi électorale. Même si elles sont plus souvent mobilisées à la faveur de coups d’état (Mali 2012, Burkina 2015), ces mesures pourraient également être applicables au cas malien actuel si tant est que l’argument puisse être entendu selon lequel la prorogation du mandat des députés, en dehors des délais prévus par la loi, et malgré les contrôles de constitutionnalité, constitue une forme de maintien antidémocratique du pouvoir. Ces sursauts aux modalités de vote prévues reviennent à priver les populations de l’exercice de leurs droits politiques et une confiscation de leur souveraineté.

Le respect de l’opposition politique

Dans les faits, la garantie du fonctionnement des institutions que ces deux lois organiques permettent relève de l’habillage circonstanciel puisqu’elles figent, dans les travées de l’Assemblée Nationale, le rapport de force entre les partis politiques sur la base de leur configuration de l’automne 2013. La démocratie consiste, dans son esprit, à permettre la représentation des intérêts de la nation, par le biais de scrutins tenus à intervalles réguliers, qui permettent aux électeurs de se sentir représentés par celles et ceux qui sont au plus près de leurs intérêts. La prorogation de mandats des élus de la nation, en ce sens, vient en opposition avec ce principe de base. Et pourtant, auront noté les observateurs, aucun député ne s’est opposé lors du vote de la Loi organique du 25 juin 2019.

Par ailleurs, figeant le rapport de forces favorable aux soutiens du camp présidentiel, les lois organiques de 2018 et 2019 font courir le risque de la radicalisation des partis politiques de l’opposition notamment ceux qui ne sont pas représentés à l’Assemblée Nationale. Sont concernés de premier chef, ceux qui ont fait des poussées notables lors du scrutin présidentiel, mais aussi toutes les mouvances politiques qui pouvaient attendre des législatives de 2018 une entrée à l’Assemblée Nationale. Les maintenant à l’écart des cercles de décision, alors que se prépare notamment la grande réforme constitutionnelle annoncée, la dernière loi organique de juin 2019, les prive d’une voix sur un des dossiers législatifs les plus importants pour l’avenir du pays. Si décaler la tenue d’un scrutin de quelques semaines peut, sous des conditions bien précises, et notamment relatives à la sécurité des populations, s’entendre d’un point de vue politique et constitutionnel, la suspension d’un scrutin aussi crucial que celui de l’entrée en fonction d’une législature complète, devrait susciter une inquiétude beaucoup plus forte concernant la santé démocratique du pays.

Par Oumar BERTE, politiste et Docteur en droit public 

Et Florent BLANC, Docteur en Sciences politiques

 

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